I
Je me rendais à Creutznach ; j’allais voir le digne bourgmestre Van den Hossen, mon oncle, ma tante Catherine, sa femme, et mes cousines Aurélia et Katelé, leurs demoiselles.
Creutznach est un gros bourg situé sur la route de Mayence ; il se compose de deux ou trois cents maisonnettes éparses aux bords de la Lauter, de petits jardins entourés de palissades, d’un clocher rustique, surmonté d’un nid de cigognes, et d’une vieille fontaine dédiée à saint Arbogast. Promenez dans la grande rue quelques tricornes, de petites jupes rouges, des bœufs qu’on mène à l’abreuvoir, un pâtre qui joue de la cornemuse, suivi d’une longue file de chèvres, et vous aurez la physionomie de l’endroit.
Quant à mon oncle Van den Hossen, il possède la plus belle maison et les plus belles terres du pays ; il fait, comme on dit, la pluie et le beau temps au conseil, on lui tire le chapeau d’un bout de la rue à l’autre... Ma tante Catherine apprête des confitures et des tartes au fromage délicieuses... Mes cousines les mangent et jouent du clavecin.
Depuis ma nomination au poste de maître de chapelle du grand-duc Yéri-Péter, tous ces braves gens désiraient me voir. Ils m’écrivaient lettre sur lettre et me parlaient de fêtes, de galas, de parties de chasse... que sais-je ? bref, je m’étais laissé séduire... la voiture roulait.
À mesure que nous approchions de Creutznach, je devenais triste ; je songeais que ce digne oncle Van den Hossen, si bon pour moi depuis que j’étais devenu un personnage, m’avait laissé tirer le diable par la queue pendant dix années consécutives, sans vouloir me prêter un kreutzer, et cela me rendait tout mélançolique.
J’étais seul dans la patache, avec un personnage dont l’air taciturne et la physionomie bizarre m’avaient frappé au premier aspect. Figurez-vous un héron accroupi dans l’ombre, la tête enfoncée entre les épaules, les jambes allongées sous la banquette, l’œil rond, attentif, et le bec incliné d’un air rêveur. Tel était mon compagnon de voyage ; sa camisole grise, sa petite casquette plate et son pantalon jaune ajoutaient encore à l’illusion. Nous nous regardions l’un l’autre depuis une heure, sans cligner de l’œil et sans échanger une parole. Une foule d’idées bizarres me passaient par la tête : « Qui diable cela peut-il être ? me disais-je. Que renferme cette grande boîte de carton, qu’il surveille avec tant de soin ? »
Je cherchais un moyen d’entrer en conversation, quand tout à coup le héron sortit de sa torpeur, et, d’une voix glapissante se prit à dire :
– Monsieur se rend à Creutznach ?
Je m’inclinai.
– J’y vais aussi, reprit-il, je suis l’arpenteur géomètre de la commune.
– Ah !
– Je me nomme Hans Stork... Stork tout court, ou Storkus.
– Tiens, me dis-je en moi-même, c’est comme l’oiseau fabuleux des Égyptiens, il a trois noms : Ibis, Couricaca et Courlis !
Sur ce, Hans Stork reprit son attitude taciturne, et, pour répondre à ses avances, je crus devoir lui décliner aussi mes noms et qualité.
– Moi, je suis Kasper Van den Hossen, maître de chapelle du grand-duc Yéri-Péter et neveu de Christian Van den Hossen, bourgmestre de Creutznach.
– Un brave homme, fit Storkus, mais un homme qui n’est pas à la hauteur de la science.
Cette réflexion me surprit.
– Comment ! est-ce qu’on s’occupe de sciences à Creutznach ?
– Non, monsieur, fit-il en secouant la tête avec une tristesse inexprimable, non ; les bourgeois de Creutznach sont des ignorants, depuis le premier jusqu’au dernier. Voilà trente ans que je forme une collection de coquillages et d’ossements fossiles. On cite la collection de Storkus à Berlin, à Stockholm, à Saint-Pétersbourg. Eh bien ! monsieur, pas un habitant de Creutznach n’est encore venu la voir... pas un n’est encore venu me dire : « Monsieur Storkus, voulez-vous avoir l’obligeance de me laisser jouir de vos trésors incomparables ? » Au contraire, en me voyant ramasser une plante, une herbe, une pierre, ils me traitent de fou !
Ici, Hans Storkus parut s’indigner ; son grand cou s’allongea subitement, ses jambes se recoquillèrent.
– Ma femme, monsieur, ma femme elle-même, s’écria-t-il, une excellente femme, je le veux bien... soigneuse, économe, bonne ménagère, mais bornée... bornée... ah !
Il leva ses grands bras maigres, et joignit les mains d’un air de commisération profonde.
J’étais stupéfait.
– Eh bien ! reprit-il, ma femme quand je reviens de la campagne les poches remplies de coquillages fossiles, d’objets précieux, de choses uniques dans leur genre peut-être, les derniers débris d’un monde éteint ! savez-vous ce qu’elle me dit ?
Ici le héron me regarda d’un air ironique, comme pour me défier de répondre.
– Elle me dit, monsieur, elle me dit : « Hans, que veux-tu que je fasse de tes escargots ? Encore, s’ils étaient vides, si l’on pouvait les farcir de viande hachée, de petits oignons et d’autres légumes, cela ferait un bon plat... Mais ils sont pleins, tes escargots !... »
En ce moment, Hans Stork partit d’un éclat de rire strident.
– Hé ! hé ! hé... oui, elle me dit cela !
– Ah ! fis-je, c’est bien mal de sa part.
– Voilà, monsieur, voilà l’état de la science à Creutznach... Vous êtes artiste... vous pourrez juger où en sont les beaux-arts.
Sur ce, Hans Stork se renfonça le cou dans les épaules, croisa les mains sur ses genoux, et reprit avec un calme étrange :
– Et pourtant, monsieur, que de courage, que de patience il m’a fallu dans mon rude métier, depuis trente ans ! à la pluie, au soleil, traînant la chaîne, plantant les piquets, pour amasser, malgré tout cela, six mille pièces rares et curieuses, pour les classer, les étiqueter, les définir dans leur genre et dans leurs espèces ! Eh bien ! toutes ces peines me valent le nom de fou, de braque ; et, s’il n’y avait des lois, l’ignorance viendrait m’arracher et disperser le fruit de mes longs travaux.
J’avoue que l’exaspération de Hans Stork me parut légitime.
– Consolez-vous, mon cher monsieur, lui dis-je, la postérité vous rendra justice.
Ces paroles le ranimèrent, il se releva brusquement.
– Monsieur, me dit-il, vous êtes un homme de jugement ; venez me voir... je vous montrerai ma collection... je vous lirai mon grand ouvrage sur les révolutions terrestres.
En ce moment, Hans Stork parut s’exalter ; sa figure, tout à l’heure impassible, s’illumina.
– Voici... voici ma méthode ! s’écria-t-il. Nous sommes au premier âge de la nature... l’âge de feu... J’y suis... je le vois ! Le sol est aride, desséché ; les montagnes montent, descendent ; leurs arêtes de granit percent à chaque instant la croûte terrestre. L’atmosphère est lourde, embrasée ; le sol fumant laisse échapper des vapeurs incandescentes. Des milliers de siècles se passent ; l’atmosphère commence à se résoudre en pluie, la chaleur décroît. Les marées sont immenses, les tempêtes épouvantables. Le mouvement désordonné, continu, des eaux qui montent et retombent sans cesse, entraîne, roule, nivelle la terre. Pendant que l’océan gronde là-haut, ici se forment ces couches de marne hautes de cent pieds, ici s’amassent ces débris d’un monde sous-marin, qui frapperont de stupeur l’intelligence humaine. Enfin, la mer brise les obstacles, elle a creusé son lit, elle se retire, et du sol encore ardent naît une végétation colossale. La terre n’est qu’une seule touffe de gazon, dont chaque brin d’herbe est un arbre gigantesque : les fougères arborescentes, les cycas, les zamiras, les palmiers, s’élancent, se croisent, s’enlacent à des hauteurs prodigieuses... ils forment un tissu de verdure inextricable !... Au-dessous, c’est un fouillis de prêles et de liliacées ; mais, dans cette mousse, les eaux saumâtres cachent une quantité inouïe de mollusques, de poissons, de tortues marines, qui paissent les algues et les fucus.
Hans Stork, en décrivant ces merveilles, s’essuyait le front avec un vieux mouchoir à carreaux ; ses yeux s’arrondissaient comme en présence d’une lumière éclatante, et sa physionomie de héron apparaissait avec une évidence presque surnaturelle.
– Malheureusement, reprit-il, l’horrible plésiosaurus, long de quarante pieds, à la tête et au cou de serpent, avec un corps de poisson... le plésiosaurus, dont je possède un spécimen, unique en Allemagne, et pour lequel le Dr Mathias Steinhols m’a fait offrir des sommes considérables... mais j’aimerais mieux vendre ma dernière chemise que de m’en défaire... l’horrible plésiosaurus dévore ces populations inoffensives de tortues et...
– Hé ! sortez donc de la voiture, s’écria le conducteur, ne voyez-vous pas que nous sommes arrivés ?
Hans Stork et moi, nous nous regardâmes tout ébahis.
En effet, nous étions sur la place de Creutznach depuis dix minutes ; mais l’exaltation singulière du géomètre l’empêchait de rien voir, et moi-même j’étais abasourdi par cette succession d’âges et de mondes dont il me déroulait les merveilles.
Nous descendîmes de la patache en nous serrant la main. Je lui promis d’aller voir son plésiosaurus, et le regardant s’éloigner à grands pas, sa boîte de coquillages sous le bras et le nez en avant je me dis : « Voilà certes le plus grand original que j’aie rencontré de ma vie ! » Puis je me dirigeai vers la maison du bourgmestre.